Pauvre Cypounet… snif, snif… 30 mars
Fils de maçon à Strasbourg, il a dû se contenter des litières des chats et chiens des clients de son père, où il jouait en solitaire :
Le fion de gauche
Les chiens sont mes copains. C’est poilu et chaud, ça pue pire que du vieux frometon à l’usage, ça se laisse tapoter et c’est ou bien très con ou très futé. C’est très humain, un chien. D’ailleurs ça mord.
Tout petit, je passais les jours sans école sur les chantiers sauf les dimanches à cause de la messe. J’adorais ça : voir le vieux travailler avec les deux ouvriers de l’entreprise ; monter des murs, tirer des chapes, poser le carrelage. Pour les petits travaux je filais le coup de main : frotter les joints du carrelage à la sciure, cirer le dessus des tomettes avant la pose pour pas que le ciment les souille. Passer les plaques de petits carreaux, laver les outils. C’était bien, j’aimais beaucoup. Assortir les carreaux cassés pour en coller sur les terrasses des belles villas : fallait pas me le demander deux fois, par exemple. Cent fois mieux que les legos.
C’était presque toujours des grosses baraques de gros rupins : l’entreprise était réputée pour la qualité de son travail, vieille tradition familiale oblige. Quand les clients venaient sur le chantier, j’étais la mascotte : le bon petit toutou que ces dames pomponnées et ces messieurs calamistrés tapotaient gentiment sur la tête. Ils étaient d’un autre monde où tout semblait doux ; ils ne sentaient pas le ciment ni l’acide chlorhydrique1 ni le chorizo gras de Ramon2 et le suint de mouton d’Attouille3 ni la tétine de vache poêlée qui constituait souvent l’ordinaire à la maison, pendant les intempéries.4
Il y avait le tas de sable sur lequel je jouais à temps perdu à faire des pâtés.
Un jour où j’étais dans le sable, devant la belle villa d’en face il y avait un chien enchaîné ; un berger alsacien aboyant en continu, tout en bave et crocs en ma direction. Et puis tout a été très vite comme dans un rêve : soudain plus de cliquetis de chaîne − brisée−, mais le silence et la douleur : il s’était jeté sur moi et me bouffait le mollet gauche, dodelinant de la tête et pouf : je suis tombé dans les pommes après avoir vu des mosaïques défiler derrière le rideau rouge des paupières.
Il m’avait bien amoché, le cabot : j’en porte encore les cicatrices. Après, j’ai très longtemps eu peur des chiens…
- Utilisé massivement pour nettoyer les joints qui, à l’époque, étaient faits d’un coulis de ciment noir ou blanc pur s’incrustant partout. [↩]
- L’ouvrier espagnol. [↩]
- Le surnom de l’ouvrier kabyle : je n’ai jamais su son vrai nom. [↩]
- Les terribles périodes de chômage hivernal des ouvriers du bâtiment, indemnisées au lance-pierres dans les années 60. [↩]
Evidemment, mes bacs à sable à moi étaient d’une autre dimension :
Je reconnais avoir été plus gâtée que Pascal Edouard Cyprien Luraghi. Ce n’était pas une raison pour lui accorder le droit de détruire toute ma famille.