1C’est à travers la nébuleuse des organisations d’extrême gauche postérieure à Mai 68 que nous entraîne Philippe Buton. À la recherche des relations nouées aussi bien avec les questions d’environnement qu’avec l’écologie politique proprement dite, il décrit un moment charnière dans l’histoire de l’extrême gauche, que les questions environnementales expriment aussi à leur manière.
2Aujourd’hui, les réactions des organisations françaises d’extrême gauche à l’accident de la centrale nucléaire de Fukushima témoignent de leur posture clairement écologiste. Pour tous ces groupes anticapitalistes, les impératifs de la sécurité ont été sacrifiés sur l’autel du profit et la société qu’ils appellent de leurs vœux devra impérativement concilier la libération du travail et la protection de la nature : « En se débarrassant d’une organisation économique dont le profit est le seul moteur, l’humanité pourrait faire enfin des choix conscients y compris en matière d’énergie », écrit Arlette Laguiller dans un récent éditorial [1][1]Lutte ouvrière, 14 mars 2011. Voir également le titre de une du….
3Mais cette posture écologiste de l’extrême gauche française ne fut pas innée, bien au contraire. Dans les années 1960, l’extrême gauche française s’était révélée totalement hermétique aux préoccupations écologistes et les événements de Mai 68 n’avaient signifié, sur ce point, aucune rupture [2][2]L’histoire de cette décennie est traitée dans Philippe Buton,…. Dans les années postérieures aux événements de Mai, la préoccupation écologiste s’insinue difficilement dans ces groupes révolutionnaires. Pourtant, amorcée à l’occasion de la première marée noire qui a touché les côtes françaises (le naufrage du Torrey Canyon en mars 1967), favorisée par la création d’un ministère de l’Environnement en janvier 1971, impulsée surtout par la naissance d’un mouvement écologiste indépendant (de la première manifestation antipollution, à vélo, en avril 1972 jusqu’à la candidature René Dumont en mai 1974), la préoccupation écologiste s’affirme progressivement dans la société française. Or, du moins à première vue, l’extrême gauche n’apparaît pas comme l’élément moteur, ni même essentiel, de cette prise de conscience.
4Nous nous proposons d’étudier cette laborieuse prise en compte de la question environnementale par cette mouvance dans la décennie qui a suivi Mai 68. Pour ce faire, nous privilégierons comme sources les multiples organes de presse édités pendant ces années. Car tous ces groupes partagent, consciemment ou non, l’analyse de Lénine selon laquelle un journal est « un organisateur collectif » et, pour toutes ces organisations, la publication de leur journal demeure l’activité essentielle.
5Dans cette nébuleuse de groupes et de journaux, nous rencontrons en premier lieu ceux dont les héritiers dominent aujourd’hui la scène révolutionnaire. En effet, les trois principales organisations révolutionnaires actuelles, toutes trois de sensibilité trotskyste, ont leurs ancêtres directs dans des groupes actifs pendant ces années post-68 : le Nouveau Parti anticapitaliste plonge ses racines dans la Ligue communiste, le parti ouvrier indépendant (POI) a les siennes dans l’Organisation communiste internationaliste et l’Union communiste demeure identifiée, comme à l’époque, par le nom de son hebdomadaire, Lutte ouvrière. Aux trois journaux édités par ces organisations (respectivement Rouge, Informations ouvrières et Lutte ouvrière), nous avons ajouté L’Internationale, l’organe de l’Alliance marxiste révolutionnaire (AMR, le courant trotskyste dit pabliste [3][3]Du nom de son principal dirigeant, le militant grec Michel…), ainsi que Révolution !, la publication d’une organisation issue de la Ligue communiste (LC) en 1971 et mâtinant son trotskysme originel d’épisodiques références maoïstes. La deuxième famille que nous rencontrons est celle des anarchistes. Le principal groupe est à l’époque, comme aujourd’hui, la Fédération anarchiste, dont le journal s’intitulait déjà Le Monde libertaire. En revanche, les autres groupes importants des années 1970 (l’Organisation révolutionnaire anarchiste et son organe Front libertaire des luttes de classes, l’Organisation communiste libertaire et son journal Guerre de classes, l’Union des travailleurs communistes libertaires et sa publication Tout le pouvoir aux travailleurs) ont disparu. Outre ces cinq organes trotskystes et ces quatre organes anarchistes, ont été retenues les publications éditées par la famille militante maoïste, aujourd’hui disparue [4][4]Pour être exact, il convient de préciser que quelques groupes…. Nous avons conservé les huit principales publications de ce courant : J’accuse, La Cause du peuple, Drapeau rouge, Front rouge, L’Humanité rouge, Le Marxiste-Léniniste, Prolétaire Ligne rouge et Tout. Enfin, nous avons choisi d’incorporer dans notre corpus l’hebdomadaire Tribune socialiste, édité par le parti socialiste unifié (PSU). En effet, bien qu’issue de la social-démocratie en 1960, cette organisation a enregistré au lendemain de Mai un processus de radicalisation qui autorise son classement dans la nébuleuse d’extrême gauche soixante-huitarde.
6En définitive, l’étude des rapports entre l’écologie et l’extrême gauche française nous permettra d’éclairer plus précisément la nature de cette force politique. Aussi, après avoir présenté la typologie des postures des groupes d’extrême gauche à l’égard de l’écologie, nous proposerons quelques clés d’interprétation de cette différenciation. Car l’extrême gauche française est loin d’être homogène. Et, vis-à-vis de l’écologie, trois positionnements apparaissent : les pionniers, les suivistes et les réfractaires.
Les pionniers de la conversion écologiste
7Les pionniers se sont précocement ouverts à la préoccupation écologiste. Ils ne renvoient pas la question à la solution magique de l’eschatologie révolutionnaire, mais souhaitent obtenir des résultats immédiats. Le parti socialiste unifié symbolise cette première posture. Initiateur de la revendication écologiste en France, l’ayant soutenue dès avant 1968, il maintient sa tradition d’ouverture novatrice. Tribune socialiste est ainsi un des rares journaux à réagir à la création d’un ministère de l’Environnement en 1971 et à soutenir sans réserves la manifestation parisienne antipollution à vélo de 1972 [5][5]Respectivement Tribune socialiste, 480, 14 janvier 1971, et….
8Parmi les pionniers, on compte aussi une partie des maoïstes. Tous les maoïstes ont comme point commun de soutenir la Chine de Mao, d’où leur nom. Mais les années post-68 voient l’émergence de deux sensibilités en leur sein. D’une part, les groupes qui s’autodésignent « marxistes-léninistes » et que de nombreux observateurs préfèrent appeler « mao-staliniens », parce qu’ils insistent sur leur fidélité envers l’ancien dirigeant soviétique. Cette sensibilité se veut l’héritière du parti communiste français (PCF) de la période stalinienne et elle privilégie le rôle du parti dans le processus révolutionnaire. Mais un second courant est apparu, souvent appelé « mao-spontanéiste ». Lui insiste sur la différence que représenterait Mao comparé à Lénine et Staline. À la place du parti, ces maoïstes valorisent le peuple et sa spontanéité révolutionnaire. Ce second courant est représenté dans notre corpus par les journaux Tout, publié par Vive la Révolution, J’accuse et La Cause du peuple édités par la Gauche prolétarienne. Or, quêtant la nouveauté issue du peuple, ces deux organisations s’éloignent progressivement de leur néoléninisme initial, multiplient les expériences hétérodoxes et, dans les deux cas peu de temps avant leur autodissolution (1971 pour Vive la Révolution, 1973 pour la Gauche prolétarienne), elles découvrent la thématique écologiste. Ainsi, comme Tribune socialiste, Tout commente la création en France d’un ministère de l’Environnement, grâce à un article au titre provocateur, « Un ministère de la merde », illustré par une photographie à l’avenant (deux amoureux portant des masques à gaz devant la tour Eiffel), toutes choses qui témoignent de la préoccupation précoce de cette organisation maoïste envers l’environnement [6][6]Tout, 8, 1er février 1971. Voir également « Le capital….
9Avec un temps de retard et un ton au-dessous, la Gauche prolétarienne franchit également le pas. Le premier article écologiste est publié dès février 1971, dans J’accuse [7][7]« Lyon : l’industrialisation sauvage », J’accuse, 2, 15…, mais sans postérité. Un an plus tard, La Cause du peuple intervient sur des thèmes écologistes, tels le logement ou l’urbanisme, et elle soutient la première manifestation à vélo contre la pollution [8][8]Respectivement « Résolvons la crise du logement ! », La Cause…. Encore un an et, à l’occasion du rassemblement du Larzac de 1973, elle inclut les défenseurs de la nature dans le front du combat populaire ainsi constitué, contrairement à l’année précédente [9][9]La Cause du peuple – J’accuse, 48, 13 septembre 1973.. Pour autant, ni article de fond, ni réflexion globale ne furent élaborés par la Gauche prolétarienne sur la question écologiste.
10Tel n’est pas le cas du dernier groupe pionnier, celui d’un faible courant trotskyste, les pablistes, alors regroupés dans l’Alliance marxiste révolutionnaire, dont le journal publie, dès mars 1971, un article de fond sur la pollution, en précisant, en avril 1972, que « la lutte contre la pollution n’est pas une diversion capitaliste [10][10]Respectivement « L’environnement, un vrai problème mais pas de… ».
11Toutefois, cette position pionnière est très minoritaire au sein de la mouvance d’extrême gauche. Plus fournie apparaît la deuxième catégorie, celle des suivistes.
Pour les trotskystes : deux pas en avant, un pas en arrière
12Les organisations que nous qualifions de suivistes relèvent épisodiquement l’importance de la pollution, s’inquiètent de la concurrence virtuelle du mouvement écologiste et tentent d’ajouter l’arme environnementale à leur panoplie anticapitaliste. Mais les résultats demeurent bien faibles si on compare leur engagement dans le combat écologiste avec celui observé dans leurs autres secteurs d’intervention (syndicats, étudiants, femmes). L’archétype de cette catégorie est incarné par la principale organisation d’extrême gauche sur l’ensemble de la période, la Ligue communiste. Étant donné son importance, il convient d’approfondir l’analyse.
13Nous avons étudié tous les titres des articles de son journal Rouge du 18 septembre 1968, premier numéro, au 5 mars 1976, dernier numéro de l’hebdomadaire, la Ligue tentant ensuite l’aventure de lancer un quotidien [11][11]Rouge est édité par les anciens dirigeants de la Jeunesse…. L’analyse de ces 359 numéros [12][12]Aux trois cent trente-sept livraisons de l’hebdomadaire, nous… révèle la faible préoccupation écologiste autant que la progressive modification de cette attitude [13][13]La Ligue communiste, puis Ligue communiste révolutionnaire….
14Pendant ces sept années et demi, Rouge n’a publié que treize articles consacrés à l’écologie, soit en moyenne un article tous les vingt-six numéros, donc tous les six mois. Pour autant, il existe une évolution : à l’étape du silence succède celle de l’hésitation.
15La période du silence dure trois ans et demi, de septembre 1968 à mars 1972, et le silence de cette période ne fait que prolonger celui de la presse d’extrême gauche avant 1968. Dans les cent cinquante-quatre premiers numéros, un seul petit article témoigne d’une préoccupation écologiste [14][14]« Fos l’enfer de la pollution », Rouge, 131, 6 novembre 1971.…. La principale raison de ce silence réside dans la certitude de l’imminence révolutionnaire. L’urgence est de préparer l’affrontement décisif et la question écologiste n’apparaît alors ni urgente, ni centrale, ni même importante. Les témoignages d’anciens militants sont dépourvus d’ambiguïté : l’écologie reste soit un dérivatif, soit un leurre réformiste.
16Mais une nouvelle période commence en avril 1972. Désormais, le journal traite, épisodiquement mais régulièrement, des problèmes écologistes : toutes les quinze semaines en moyenne. Ce n’est pas l’engouement, mais ce n’est plus le mépris, et ce relatif revirement s’explique par la naissance d’un mouvement écologiste en dehors de l’extrême gauche organisée. Beaucoup plus à l’affût du nouveau que ses concurrents, Rouge témoigne de l’apparition de ce mouvement social. En avril 1972, le journal couvre la manifestation parisienne à vélo, contre la pollution. Sous un titre particulièrement peu subtil, « Pas de chambres à gaz, des chambres à air », l’article adoube cette manifestation en parlant d’« heureuse initiative » [15][15]« Pas de chambres à gaz, des chambres à air », Rouge, 155, 29…. Début juin 1972, Rouge publie le communiqué des organisateurs de la manifestation, Les Amis de la Terre. Or, celui-ci est très « gauchiste » dans son style : « Un mouvement écologiste révolutionnaire se développe en France [16][16]« Un mouvement écologiste révolutionnaire se développe en… ». Cette double réalité (l’apparition d’un nouveau mouvement social, l’éclosion d’une possible concurrence politique) semble donc à l’origine de l’intérêt de la Ligue pour l’environnement.
17Le 24 juin 1972, l’hebdomadaire trotskyste publie son premier article de fond sur la question écologiste, en évoquant le rapport de Sicco Mansholt dénonçant les risques de la croissance aveugle pour l’humanité. Mais le propos de Rouge dépasse la simple actualité : il remplit deux pages entières du journal, il souligne l’importance politique du fait écologiste pour les révolutionnaires et il est rédigé par le plus important théoricien trotskyste de l’époque, le dirigeant belge de la Quatrième Internationale, Ernest Mandel [17][17]« Écologie et lutte de classes. La bombe Mansholt : la grande…. Le pari de la Ligue est clair. Pour étouffer la concurrence de mouvements sociaux indépendants, elle s’empare de la revendication écologiste. Son objectif est fluctuant : au mieux, prendre la tête du mouvement contestataire, au minimum, impulser un courant écologiste révolutionnaire. D’où l’insistance des dirigeants trotskystes pour introduire un clivage entre réformisme et révolution au sein du mouvement écologiste. En effet, s’il serait dommageable de se priver d’une argumentation anticapitaliste supplémentaire, il ne s’agit pas pour autant de transformer le parti révolutionnaire en un mouvement réformiste. Et les articles de Rouge des années suivantes sont conformes à ce double cahier des charges : la lutte écologiste [18][18]Voir « Pollution. Elbeuf : unité contre le chlore », Rouge,… et la prophylaxie révolutionnaire, en dénonçant aussi bien les solutions prônées par Sicco Mansholt [19][19]« Écologie et lutte de classes… », op. cit. que l’organe de l’écologie réformiste que pourrait être Le Sauvage lancé par l’équipe du Nouvel Observateur en 1973 [20][20]Voir Rouge, 203, 4 mai 1973..
18En janvier 1974, Rouge semble placer l’écologie aux premiers rangs de ses préoccupations, car sa une est entièrement consacrée au débat écologiste [21][21]« Pénurie, chômage, gaspillage… Croissance zéro ? », Rouge,…, et la livraison comprend un dossier de quatre pages dans lequel Daniel Bensaïd réitère les commentaires d’Ernest Mandel sur le rapport Mansholt. En fait, c’est un deuxième faux départ et le rythme d’intervention ne s’infléchira pas par la suite, de même que la tonalité écologiste de la Ligue ne se radicalisera pas. Et les mêmes préventions à l’égard des écologistes organisés ne se démentiront pas non plus, ainsi que l’illustre l’absence de toute réaction aux résultats électoraux de René Dumont en mai 1974, alors même que Rouge est devenu quotidien.
19Un an plus tard, l’hebdomadaire publie, sous le beau titre de « Réinventer l’avenir », une longue interview de Brice Lalonde, des Amis de la Terre, par Jean-Paul Deléage [22][22]« Réinventer l’avenir », Rouge, 297, 25 avril 1975.. De toute évidence, l’article est à usage interne et Jean-Paul Deléage vise avant tout à convaincre ses camarades de la nécessité de se saisir de cette question, comme le suggère la mise en sous-titre d’une phrase de Brice Lalonde : « L’écologie, c’est une donnée de base que doit intégrer le mouvement ouvrier ». Il s’agit d’une période où Jean-Paul Deléage mène une opération de conversion écologiste à l’intérieur de la Ligue. Mais sans beaucoup de succès et, à nouveau, le silence se fait dans les colonnes du journal pendant huit mois.
20Pour aller plus loin dans l’analyse et observer les choses moins visibles, étudions le bulletin intérieur de la Ligue. Sa lecture de 1970 à 1977 [23][23]Les collections consultées, au Centre d’histoire du travail… induit une conclusion sans appel : la question écologiste demeure effectivement marginale dans la vie de l’organisation trotskyste. Pour que cette question soit réellement abordée dans le bulletin intérieur, il faut attendre l’été 1977 [24][24]« Socialisme ou barbarie », Discussions et débats : édité par…. La raison de ce regain d’intérêt pour l’écologie est d’ailleurs simple : comme dans le cas de l’apparition du thème dans la presse, c’est l’essor d’un mouvement écologiste autonome : « Le développement du mouvement écologiste, l’ampleur des manifestations antinucléaires et leur importance politique exigent que la LCR précise ses positions de fond [25][25]Ibid.. »
21Désormais, l’intervention écologiste de la Ligue communiste révolutionnaire se résume par un double postulat, selon que l’on analyse son discours public ou ses pratiques internes. Publiquement, c’est la fin des hésitations, et la Ligue comme ses publications interviennent régulièrement sur les questions environnementales. Ainsi, son programme de 1977 leur réserve une place importante, un des dix chapitres de cet épais livre de 397 pages [26][26]Ligue communiste révolutionnaire, Oui, le socialisme !, Paris,…. Mais, dans le même temps, l’organisation ne suit pas. Tout se passe comme si la Ligue donnait des gages à l’air du temps en publiant épisodiquement des articles à tonalité écologiste, mais qu’en réalité elle méprisait ce type de revendications, trop éloignées de sa culture politique d’origine. Jean-Paul Deléage fut le principal responsable de l’organisation à être sensible à l’écologie politique. Converti à cette dimension par la lutte contre l’amiante à Jussieu où il est alors maître-assistant, il se bat pour que la LCR prenne réellement à cœur le combat écologiste. Publiant des articles sous le pseudonyme de Lesage, il a la sensation de se heurter à un mur de bonnes paroles mais d’incompréhension réelle. La Ligue en est demeurée à son sentiment premier : la revendication écologiste est une revendication juste, que la révolution (qui ne saurait tarder) permettra de satisfaire. En attendant, elle risque de détourner beaucoup d’énergie du combat principal : la conquête de la classe ouvrière. Pendant quelques années, Jean-Paul Deléage multiplie ses efforts pour convaincre ses camarades, y compris par le biais d’une activité fractionnelle interdite par les statuts, en réunissant épisodiquement une quinzaine de militants convaincus de l’urgence écologiste, avant d’être exclu de sa cellule au début de l’année 1980 [27][27]Entretien Jean-Paul Deléage, 2 décembre 2010. La « dissidence…. En définitive, la Ligue n’a pas véritablement changé de politique et son suivisme prudent demeure sa marque de fabrique pendant toute la décennie.
22Un ton au-dessous de sa rivale, Lutte ouvrière développe une attitude proche. Dès l’été 1971, Lutte ouvrière publie des articles sur la pollution, l’urbanisme anarchique, les problèmes de logement [28][28]« Vierzon : les habitants des “Forges” luttent contre la…. Puis ce type d’articles devient régulier et relativement fréquent. Lutte ouvrière est ainsi le premier journal trotskyste à consacrer ses unes à des questions environnementales : en juillet 1971 à l’urbanisme [29][29]« Main basse sur la ville : les promoteurs sont les casseurs »,…, puis à la pollution provoquée par le nucléaire militaire français [30][30]« Mururoa : pollution pour toute la terre, profits pour…, aux catastrophes écologiques internationales [31][31]« Inondation au Bangladesh, incendies de forêts en France,…, à la gestion du quotidien [32][32]« Au-delà des vacances, se donner le temps et les moyens de… et, enfin, en juillet 1977, à la question du nucléaire civil avec un numéro intitulé « Énergie nucléaire : les capitalistes décident, voilà le vrai danger [33][33]« Énergie nucléaire : les capitalistes décident, voilà le vrai… ».
23Pour autant, si l’organisation trotskyste intègre désormais l’écologie à sa panoplie anticapitaliste, il ne s’agit nullement d’un ralliement à l’écologie politique, comme le montre le premier article de fond, au titre parfaitement explicite : « L’écologie politique : un apolitisme réactionnaire [34][34]« L’écologie politique : un apolitisme réactionnaire », Lutte… ». Mais l’article provoque la réaction de nombreux lecteurs et le journal doit s’en faire l’écho dans ses livraisons ultérieures, de même qu’il augmente le nombre des articles consacrés à la pollution.
24La chronologie de la conversion écologiste de l’organisation trotsko-maoïste Révolution est peu différente puisque, comme pour Lutte ouvrière, le premier article de fond est publié relativement tardivement, à l’été 1974 [35][35]« Écologie : socialisme ou barbarie », Révolution !, 62, 5…. Et cet article témoigne des classiques préventions gauchistes envers l’écologie politique : dénonciation des écologistes réactionnaires, perception de la révolution comme l’unique solution et méfiance envers les luttes concrètes, puisque « dans le cadre de la société bourgeoise, la lutte contre les nuisances, contre la pollution ne peut qu’avoir pour conséquence la stagnation, le chômage, l’accroissement de l’écart entre riches et pauvres [36][36]Ibid. ». Toutefois, l’intervention écologiste de cette organisation sera désormais relativement nette, et nous relevons ainsi dix articles pour la seule année 1975 [37][37]« Polluer sans temps mort… », Révolution !, 82, 14 février….
« Tout État pollue »
25Il peut paraître surprenant de constater que, dans cette catégorie des suivistes, se trouvent également les organisations anarchistes françaises. Certes, en novembre 1969, l’organe mensuel de la Fédération anarchiste, Le Monde libertaire, publie une flamboyante une écologiste, « Tas de cons… ça existe encore les oiseaux [38][38]« Tas de cons… ça existe encore les oiseaux ! », Le Monde… ! » D’autres unes dénoncent l’urbanisme moderne [39][39]« Du lapinisme à la cage à poules », Le Monde libertaire, 159,…, tandis que le premier article de fond sort en mai 1972, sous le titre bien anarchiste : « Tout État pollue [40][40]« Tout État pollue », Le Monde libertaire, 181, mai 1972. ». Mais tout cela reste bien modeste jusqu’en 1974. Ainsi, le congrès de la Fédération anarchiste (FA), en 1973, ne parle pas d’écologie [41][41]Le Monde libertaire, 192, juillet-août 1973., le pas étant franchi au congrès suivant, en 1974 où, pour la première fois, la question de l’environnement apparaît majeure [42][42]Le Monde libertaire, 203, juillet-août 1974.. La FA constitue une « commission écologiste » qui édite en novembre 1974 un numéro du Monde libertaire largement consacré, pour la première fois, à la question écologiste : « L’écologie, une nouvelle bonne conscience. Il est grand temps d’y penser ! » proclame la une [43][43]« L’écologie, une nouvelle bonne conscience : il est grand…. Quant à appeler aux manifestations écologistes, il faut atten-dre 1977 : Le Monde libertaire appelle alors à se rendre à la manifestation contre la construction d’une nouvelle centrale nucléaire à Creys-Malville dans l’Isère, publie plusieurs articles sur ce rassemblement de 1977, alors qu’il avait été silencieux sur celui de 1976 [44][44]Le Monde libertaire, 235, juillet-août 1977 ; Le Monde….
26Cette frilosité des anarchistes à s’emparer de la question écologiste est encore plus évidente du côté des organisations moins traditionnelles que la Fédération anarchiste. Les nouveaux groupes apparus dans les années 1970, voulant dépoussiérer le vieil anarchisme de la Fédération anarchiste, souvent sensibles à une argumentation crypto-marxiste, sont encore plus hermétiques que la maison-mère. Pour lire, dans Front libertaire des luttes de classes, le journal de l’Organisation révolutionnaire anarchiste (ORA), une dénonciation de la pollution, il faut attendre mars 1973 [45][45]« Le capitalisme continue à nous empoisonner », Front…, et l’été 1974 pour que l’écologie devienne un axe de réflexion du journal. Désormais, des articles sont publiés, relativement régulièrement, sur la question écologiste [46][46]« L’énergétique », Le Monde libertaire, 34, juin-août 1974 ;…, y compris des articles polémiques, tel celui de décembre 1974 dont le titre est explicite (« L’idéologie réactionnaire dans le mouvement écologiste [47][47]« L’idéologie réactionnaire dans le mouvement écologiste », Le… ») et provoque un débat dans les colonnes du journal [48][48]« Courrier écologique », Le Monde libertaire, 38, 24 janvier…. En fait, comme pour les trotskystes, la prise de conscience écologique s’accompagne de la volonté d’introduire un clivage au sein du mouvement écologiste entre révolutionnaires et réformistes.
27Cependant, malgré les indéniables limites de leur conversion écologiste, les organisations de cette deuxième catégorie apparaissent nettement plus ouvertes que celles de l’ultime catégorie que nous avons distinguée, celle des réfractaires.
Les réfractaires ou l’allergie écologiste
28Cette attitude très hostile à l’écologie n’est pas l’apanage d’une quelconque sensibilité et se retrouve aussi bien chez certains anarchistes, que chez des trotskystes ou des maoïstes.
29Regardons ainsi l’Organisation communiste libertaire (OCL) et son périodique Guerre de classes [49][49]Il ne faut pas confondre l’Organisation communiste libertaire…. Pendant toute la durée de son existence, de 1971 jusqu’en 1975, Guerre de classes n’a publié qu’un seul article dénonçant la pollution, un article relié en outre à un topos anarchiste, l’antimilitarisme [50][50]« Les essais nucléaires du Pacifique », Guerre de classes, 6,…. La même attitude réfractaire s’observe au sein d’une autre organisation anarchiste, issue d’une scission de l’ORA en 1976, l’Union des travailleurs communistes libertaires (UTCL). Les premiers numéros de son organe de presse sont muets sur la question écologiste, et il faut attendre l’été 1977 pour que l’organisation s’inscrive vraiment dans une démarche écologiste révolutionnaire [51][51]« Les mobilisations de l’été », Tout le pouvoir aux… sans que cela constitue, pour autant, un axe important de l’organisation [52][52]Encore en 1981, aucun des neuf axes de la plateforme d’action….
30Parmi ces réfractaires, il est également nécessaire de ranger au moins une organisation trotskyste, l’Organisation communiste internationaliste (OCI). Son hebdomadaire, Informations ouvrières, n’intervient pas sur les questions écologistes avant 1977. Et c’est pour dénoncer « la réaction verte », titre d’un article d’Alexandre Hebert, le dirigeant syndicaliste très lié aux trotskystes de l’OCI, qui stigmatise le caractère réactionnaire des écologistes et soutient le développement de l’énergie nucléaire [53][53]Alexandre Hebert, « La réaction verte », Informations…. Quelques semaines plus tard, rendant compte de la manifestation de Creys-Malville, où un manifestant a trouvé la mort, l’hebdomadaire maintient son hostilité envers l’écologie politique [54][54]Informations ouvrières, 813, 10 août 1977.. Toutefois, même une organisation comme l’OCI doit s’ouvrir quelque peu aux préoccupations écologistes. Le journal signale que l’article d’Alexandre Hébert a donné lieu à un abondant courrier qui l’amène à lancer un débat dans ses colonnes, débat alimenté principalement par un article anti-écologiste d’un dirigeant, mais aussi par un article écologiste d’un lecteur [55][55]Informations ouvrières, 813, 10 août 1977.. C’est le début d’une légère ouverture de l’OCI à la question écologiste.
31Malgré la présence de ces organisations anarchistes et trotskystes, l’essentiel de cette catégorie des réfractaires est constitué par les organisations maoïstes de la seconde sensibilité, dite « mao-stalinienne ». Les journaux maoïstes que nous avons étudiés (Drapeau rouge, Front rouge, L’Humanité rouge, Le Marxiste-Léniniste, Le Prolétaire Ligne rouge) demeurent hermétiques à la préoccupation écologiste bien après les autres publications d’extrême gauche [56][56]Signalons toutefois que les publications les moins importantes…. Le journal de l’Union communiste française (marxiste-léniniste), Le Marxiste-Léniniste, comme Le Prolétaire Ligne rouge sont muets sur la question écologiste pendant de nombreuses années. L’exemple de Drapeau rouge est intéressant à approfondir. À l’origine, il s’agit d’une organisation maoïste implantée en Bretagne (son premier nom est Rennes Révolutionnaire) et, à ce titre, particulièrement au fait des catastrophes écologistes. Du reste, le premier numéro de Drapeau rouge comprend une nette dénonciation du capitalisme pollueur [57][57]« La pourriture de la société capitaliste en France », Drapeau…. Pourtant, rien de significatif n’est publié pendant longtemps : une allusion lors d’une intervention centrale prononcée dans un meeting au printemps 1973 [58][58]Drapeau rouge, 34, 8 juin 1973., un entrefilet sur une marée noire en janvier 1977 [59][59]« Bohlen : du pétrole et des idées », Drapeau rouge, 3… et un article d’une pleine page en mai 1977 [60][60]« Ekofisk : un accident ? », Drapeau rouge, 11, 9 mai 1977.. Il faut attendre l’été 1977, cinq ans après Rouge, pour qu’un long article de synthèse paraisse, à l’occasion de la marche sur Creys-Malville, et cet article demeure très balancé, développant une thématique qui pourrait être ainsi résumée : non au nucléaire capitaliste, oui au futur nucléaire socialiste ; « ce n’est pas l’énergie nucléaire qui est dangereuse, c’est le bourgeois qui la manipule de façon insensée [61][61]« Malville », Drapeau rouge, 16, août 1977. ». Autre exemple significatif, la lutte des paysans du Larzac contre l’extension du camp militaire est soutenue par les deux principales organisations maoïstes (L’Humanité rouge et Front rouge), mais elles omettent de signaler sa dimension écologiste, se limitant à la question de l’alliance entre ouvriers et paysans ainsi qu’à l’antimilitarisme [62][62]Voir L’Humanité rouge, 194, 25 juillet – 5 septembre 1973 ;…. En outre, leurs bulletins intérieurs sont, d’octobre 1970 à septembre 1976, totalement muets sur la question environnementale.
32Cette surdité à l’égard de l’écologie, nous en trouvons également la preuve en comparant les programmes des organisations édités à la même période que celui de la Ligue, déjà analysé. Il n’y a pas une ligne sur l’écologie dans le programme du parti communiste marxiste-leniniste de France (PCMLF)-Humanité rouge ou dans celui du groupe éditant Drapeau rouge, l’Organisation communiste de France (marxisteléniniste) [63][63]Cahier rouge, 14, janvier 1978 ; Organisation communiste de…. Quant à celui du parti communiste révolutionnaire (marxiste-léniniste), il ne contient, sur quatre-vingt-seize pages, que deux phrases consacrées à la pollution [64][64]Parti communiste révolutionnaire marxiste-léniniste, Manifeste….
33Pour autant, ces maoïstes interviennent, très épisodiquement, sur cette question. La direction du parti communiste révolutionnaire (marxiste-léniniste) a, dans une certaine mesure, sous-traité cette question par son organisation de jeunesse, l’Union communiste de la jeunesse révolutionnaire (UCJR). Ainsi, le premier numéro du journal de cette organisation, Rebelles, en février 1976, contient deux pages sur le nucléaire et l’écologie. Autre exemple, en avril 1978, un commando de cette même UCJR a souillé de peinture noire la façade de la Shell à Paris, afin de protester contre la marée noire de l’Amoco Cadiz. L’action est implicitement revendiquée par l’organisation dans la livraison de son journal en avril 1978, journal qui, pour l’occasion, fait sa une sur la question de l’environnement avec la photographie d’une manifestation et d’une banderole conforme au double credo écologiste et révolutionnaire : « Le pouvoir aux travailleurs, pas aux pollueurs [65][65]Rebelles, 9, avril 1978. Signe d’une évolution générale, le…. » Cette opération de commando, décidée centralement, ne signe nullement la montée de la préoccupation écologiste parmi ces militants maoïstes, mais marque la volonté de la direction de l’UCJR (donc de celle du parti communiste révolutionnaire) d’utiliser une arme de plus dans la propagande anticapitaliste. À partir de ce moment, on peut affirmer que les maoïstes se sont ouverts à la préoccupation écologiste, comme le révèle l’exemple des élections législatives de 1978. À cette occasion, les deux principales organisations maoïstes concluent une alliance électorale. Or, pour la première fois, l’argument écologiste occupe une place non négligeable dans leur propagande. À titre d’exemple, en Loire-Atlantique, les maoïstes présentent deux candidats, mais ils annoncent que, dans la huitième circonscription, « ils soutiendront les candidats d’ÉCOLOGIE 44 et leur combat contre la centrale nucléaire du Pellerin ; ils appellent à voter pour eux [66][66]CHT, Parti communiste révolutionnaire (marxiste-léniniste),… ».
34Cette prise en compte de l’argumentaire écologiste reste cependant à la fois tardive et limitée. D’une part parce que, à notre connaissance, seules trois organisations maoïstes ont publié, avant 1979, l’équivalent du texte d’Ernest Mandel de juin 1972, autrement dit la théorisation de l’instrumentalisation écologiste : l’organisation, très marginale, de la nouvelle Cause du peuple en 1977 [67][67]Il ne faut pas confondre la nouvelle Cause du peuple, très… et, l’année suivante, deux organisations maoïstes importantes : le parti communiste marxiste-léniniste (PCML) et l’Union des communistes français (marxiste-léniniste) (UCF) [68][68]Le parti communiste marxiste-léniniste (PCML) est le nouveau…. D’autre part, parce que cette prise en compte demeure à sens unique : il n’existe aucune interrogation de fond sur la question écologiste, ni sur ses implications multiples ; il n’existe alors qu’une instrumentalisation de la thématique écologiste. Le capitalisme est le seul responsable des maux écologiques et, en conséquence, il faut dénoncer ceux qui omettent de marteler cette idée, les écologistes réformistes, donc réactionnaires.
35Pour expliquer cette différenciation entre pionniers, suivistes et réfractaires, il convient d’utiliser trois clés d’explication.
Modernité, marxisme et optimisme
36La première clé est celle de la modernité, entendue comme volonté d’établir un projet politique radicalement et volontairement novateur. Certains partis se veulent modernes, à l’écoute des bruits et des sentiments nouveaux issus de la jeunesse, tandis que d’autres se méfient ontologiquement de la nouveauté, toujours suspectée de déviation et de mirage anti-ouvrier. Entre préparer la gauche du 21e siècle d’un côté, et retourner à Lénine de l’autre, entre séduire la jeunesse et les couches moyennes d’une part, ou se recroqueviller sur une classe ouvrière mythifiée d’autre part, il y a un grand écart, souvent masqué, mais que la question écologiste tend à dévoiler.
37Le PSU s’est toujours voulu à l’écoute du nouveau et son caractère pionnier n’est donc guère étonnant. À l’inverse, tous les autres groupes regardent à la fois dans le rétroviseur et sur la ligne jaune. Le rétroviseur pour rester fidèle aux anciens, la ligne jaune qui menace toujours d’acclimatation petite-bourgeoise ces minces phalanges de purs. Leur obsession reste la trahison. Une telle préoccupation n’a pas de sens aux yeux du PSU, pour lequel avancer vers la révolution serait plutôt se détacher du passé de cette matrice social-démocrate, et non le réactiver, voire le fixer.
38C’est ce même rapport à la modernité qui provoque la rapide mutation des maoïstes spontanéistes de Tout et de La Cause du peuple. Mais leur dissolution quasi immédiate (dès qu’ils découvrent l’urgence de l’écologie et des autres exigences culturelles non conformes à leur univers théorique initial) témoigne de l’oxymore que signifiait un marxisme-léninisme moderne dans la France des années 1970.
39Ce rapport à la modernité éclaire également la fracture entre l’OCI d’une part, la Ligue communiste et l’Alliance marxiste révolutionnaire d’autre part. Ainsi, la Ligue veut réellement échapper au danger du repli sectaire et s’ouvrir aux aspirations nouvelles de la jeunesse, même si sa culture politique la fait perpétuellement se réfugier dans la procrastination ou le dédain, sentiment porté au paroxysme chez ceux qui se veulent les gardiens du temple de la vérité trotskyste, les lambertistes de l’OCI.
40La deuxième clé d’interprétation est le rapport au marxisme. Plus un groupe se réclame du marxisme, et plus il accorde une place centrale à la classe ouvrière, plus il peine à s’emparer de la question écologiste. Certes, dans le cas du PSU ou des maoïstes spontanéistes, ce rapport au marxisme renvoie partiellement à la question de la modernité, mais pas dans le cas anarchiste, au contraire. Là, la volonté de moderniser la vieille Fédération anarchiste amène la plupart de ces jeunes pousses de l’après-1968 à succomber aux sirènes du marxisme et de l’ouvriérisme, quitte à négliger les revendications écologistes, perçues comme petites-bourgeoises.
41La troisième clé d’explication est plus difficile à appréhender, mais elle est essentielle pour comprendre les différences d’approche au sein des organisations néoléninistes. C’est la notion d’optimisme révolutionnaire. Si les trotskystes sont généralement optimistes, les maoïstes le sont incorrigiblement. Et ce trait est d’autant plus prégnant qu’il résulte de données à la fois historiques et idéologiques.
42Historiquement, les trotskystes ont plus souvent appartenu au camp des vaincus qu’à celui des vainqueurs. En URSS, en Espagne ou pendant la Seconde Guerre mondiale, leurs échecs furent sanglants et la mort en martyre de leur inspirateur est à l’image de la destinée de leurs minces cohortes. Les maoïstes, eux, croient avoir toujours gagné : en URSS avec Staline, en Chine avec Mao et aucune défaite décisive (Cambodge, Pérou, Inde…) ne s’est encore produite.
43Cette donnée factuelle est solidifiée par les données idéologiques. Prenons les deux textes les plus sacrés de ces traditions politiques : le programme de transition de 1938 pour les premiers, la lettre en vingt-cinq points de 1963 pour les seconds. Le premier document, rédigé par Trotsky, servira de base à la formation des militants marxistes révolutionnaires au cours des décennies ultérieures. Or ce texte est consubstantiellement ambivalent, marqué à la fois par un optimisme parfois forcé sur l’urgence de la révolution socialiste et par un pessimisme sous-jacent qui fait craindre pour l’humanité elle-même [69][69]Léon Trotsky, L’Agonie du capitalisme et les tâches de la IVe…. D’où le résumé classique de ce texte par l’alternative « socialisme ou barbarie ». Pour les trotskystes des années 1930 jusqu’aux années 1950, la forme concrète de la barbarie était la guerre, mondiale puis nucléaire. Pour leurs successeurs des années 1970, la catastrophe écologiste pourrait être la forme nouvelle de la barbarie redoutée [70][70]Cette perspective sera largement prolongée dans les décennies…. À l’inverse, les textes maoïstes excluent systématiquement toute alternative pessimiste à la victoire du socialisme. Y compris avec l’apparition des armes nucléaires, qui ne constitue pas une différence de nature, comme le martèlent les textes programmatiques à l’origine de la scission sino-soviétique, dont la lettre en vingt-cinq points. Si les maoïstes envisagent avec tranquillité la perspective d’une guerre nucléaire, rien d’étonnant qu’ils ne soient pas paniqués devant quelques déchets radioactifs à stocker.
44Pour conclure, il est difficile de ne pas insister sur le paradoxe de cette extrême gauche française des années 1970, du moins si l’on écarte cet hybride que fut le PSU et qui n’y appartient que partiellement. Mais pour ce qui est des forces indiscutablement gauchistes, qui se veulent l’avant-garde consciente du peuple comme les anarchistes, voire qui s’autodésignent avant-garde du peuple comme les néoléninistes, ces forces (dans de nombreux domaines de la novation sociopolitique) se situent résolument à l’arrière-garde. Cela est vrai pour de nombreuses questions et cela reste particulièrement accentué dans le cas de l’écologie qui comporte, pour tous ces néoléninistes et pour beaucoup de militants anarchistes, quatre péchés capitaux rédhibitoires : économiquement, le fait de ne pas s’arrêter au concept de plus-value défini dans Le Capital, mais d’introduire des notions économiques étrangères à la théorie marxiste ; socialement, d’être une revendication portée par la petite bourgeoisie et non par les ouvriers qui, eux, veulent accéder à la consommation et non la rejeter ; politiquement, d’être une revendication dont l’urgence exige des victoires immédiates au lieu de se contenter du présent en attendant la révolution salvatrice et, idéologiquement, d’être hantés par la désespérance au lieu de lutter avec confiance.
45« Et pourtant, ils tournent », pourrait-on dire, car mon propos doit être nuancé par deux remarques essentielles.
46La première est que l’extrême gauche change progressivement et s’ouvre à ces revendications écologistes hétérodoxes, plus ou moins aisément, rapidement et profondément selon les sensibilités. Cette observation majeure renvoie au fait que l’extrême gauche française des années 1968 n’est ni une secte ni un courant politique marginal, mais reflète le positionnement politico culturel d’une bonne partie de la jeunesse. Celle-ci, dans son ensemble, s’approprie alors ces revendications multiformes. Naissant chez tel ou tel militant, ces préoccupations vont, par une sorte de capillarité sociale, imprégner les organisations gauchistes.
47La seconde remarque est que ce constat serait encore plus massif si nous abandonnions le terrain du gauchisme politique pour aborder les rives du gauchisme politico culturel qui nourrit la révolte existentielle de la jeunesse française de cette période. Loin des arguties théoriques chères aux militants, une bonne partie de la jeunesse française bricole ses propres références, son propre argumentaire au service de quelques idées à la fois vagues mais fortes (changer la vie, favoriser la liberté, assurer l’égalité), le tout dans un langage mâtiné d’anarcho-marxisme de toutes les variétés imaginables. Or ce gauchisme politicoculturel spontané (qu’il provienne des vagues de lycéens grévistes de ces années, des lecteurs de Charlie Hebdo ou du premier Actuel, ou des successives strates d’anciens militants du PSU, anarchistes ou néoléninistes revenus des querelles intestines et lassés de tout attendre de la révolution future) est, lui, à l’origine de la prise en charge par la société française de ces revendications alternatives, parmi lesquelles la dimension écologiste occupe une place croissante.