Eric Dupond-Moretti justiciable ordinaire… 13 janvier
Il a juste droit à la procédure d’exception qui sied à sa fonction actuelle de garde des Sceaux.
Pour le reste, c’est l’ordinaire de très nombreuses victimes dans les tribunaux français.
Tous les jours, des magistrats en exercice y sapent la confiance de la société dans l’institution judiciaire en transformant ces victimes en coupables selon leur bon plaisir ou l’épaisseur des portefeuilles ou des carnets d’adresses des uns ou des autres.
Bienvenue au club, M. le ministre.
« M. Dupond-Moretti est victime et se retrouve accusé, c’est aberrant »
Le professeur de droit public Olivier Beaud (Panthéon-Assas) critique « une magistrature qui veut contrôler tout le monde, mais n’être contrôlée par personne ».
Par Nicolas Bastuck
Publié le 13/01/2021 à 08h00
Juriste respecté, spécialiste de droit constitutionnel, Olivier Beaud*, professeur de droit public à l’université Paris-2-Panthéon-Assas, s’insurge contre la procédure ouverte devant la Cour de justice de la République à l’encontre du garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti. Il déplore un « renversement des rôles » qui ferait passer un ministre de la position de victime à celle d’accusé, met en garde contre ce que de Gaulle appelait le « féodalisme judiciaire » et s’étonne du silence qui entoure cette affaire. Entretien corrosif.
Le Point.fr : Une information judiciaire pour « prise illégale d’intérêts » visant le garde des Sceaux en exercice, Éric Dupond-Moretti, va être ouverte devant la Cour de justice de la république (CJR). Elle fait suite au signalement et aux plaintes des principaux syndicats de magistrats (USM, SM, Unité Magistrats-FO). Le ministre est aujourd’hui sous la menace d’une mise en examen. Il s’agit d’une situation inédite…
Olivier Beaud : Ce qui est inédit, ce n’est pas la mise en cause d’un ministre, mais le fait que les syndicats de magistrats ont unanimement déposé une plainte pénale contre le garde des Sceaux en exercice.
En quoi est-ce problématique ?
Ce n’est pas tant l’action engagée par ces syndicats qui pose problème, après tout, pourquoi pas, mais les faits eux-mêmes. Dans cette affaire, Éric Dupond-Moretti a été victime d’agissements contestables, voire condamnables de la part de certains magistrats du Parquet national financier (PNF). Parce qu’il était l’ami de son confrère Thierry Herzog [mis en examen dans l’affaire Bismuth, dont le jugement sera rendu le 1er mars, NDLR], trois magistrats l’ont espionné à son insu, sans en rendre compte à personne, pas même à leur hiérarchie, dans le secret et de façon parallèle, en marge d’une information judiciaire instruite par ailleurs dans le respect du contradictoire. Ces magistrats, disons-le, ont travaillé de façon critiquable. Ils ont fait chou blanc et se sont abstenus ensuite de communiquer les résultats de leurs investigations aux parties mises en cause. Ce sont de très curieuses méthodes. Un juge ou un parquetier n’a pas à s’immiscer dans la vie des avocats, lesquels bénéficient d’un certain nombre de droits et privilèges, non pour leur faire plaisir, mais parce que les droits de la défense, comme la liberté d’informer chez les journalistes, méritent d’être protégés dans une démocratie. Espionner des avocats, comme cela a été fait dans cette affaire, ça ne se fait pas dans un État de droit. Aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, de telles manœuvres auraient donné lieu à un scandale national.
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L’Inspection générale de la justice, dans son rapport, n’a pas relevé de faute disciplinaire.
Si ces pratiques ne sont pas illégales, leur légalité peut être, à tout le moins, mise en cause. Moi, je dis qu’elles sont douteuses et je m’étonne que les membres de l’Inspection judiciaire aient pu être aussi péremptoires dans leurs conclusions. À supposer que l’épluchage des fadettes d’un avocat étranger à une procédure soit légal, ce dont on peut douter, d’un point de vue éthique et déontologique, la méthode me paraît très contestable.
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M. Dupond-Moretti a hérité de cette affaire en arrivant à la chancellerie. Aurait-il dû démissionner parce qu’il en était l’une des victimes ? Sauf à considérer que les magistrats jouissent d’une impunité totale, il était de son devoir, au contraire, d’enquêter, de tirer au clair les raisons qui ont conduit des magistrats du PNF à faire cette enquête secrète. En tant que ministre, il a des comptes à rendre sur les pratiques de la justice. Si les institutions fonctionnaient correctement, M. Dupond-Moretti devrait d’ailleurs s’en expliquer devant le Parlement, lieu naturel de contrôle de l’action de l’exécutif – mais c’est un autre problème. Il est de salubrité publique, en tout cas, que les magistrats s’expliquent sur leur action, y compris, le cas échéant, devant leurs instances disciplinaires, s’ils ont commis des fautes. Or qu’ont fait leurs syndicats ? Ils ont osé contester devant le Conseil d’État la légalité même de l’inspection demandée par Mme Belloubet (alors ministre de la Justice), quand l’affaire dite des écoutes a éclaté au grand jour – par hasard, d’ailleurs. Et aujourd’hui, ils contestent à son successeur d’en tirer les conclusions qui s’imposent. Que faut-il en déduire ? Que les juges veulent contrôler tout le monde, mais n’être contrôlés par personne. Quel sentiment d’impunité !
Ce qui me choque le plus, c’est le renversement des rôles auquel on assiste aujourd’hui. M. Dupond-Moretti était victime et se retrouve dans la position de l’accusé. C’est aberrant. Je ne le connais pas, c’est pourquoi je suis très à l’aise pour le dire : les magistrats vont trop loin.
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La prise illégale d’intérêts qui lui est reprochée n’implique pas forcément un enrichissement personnel. En droit, l’intérêt peut être indirect, voire amical.
Enfin, tout de même, c’est une bien curieuse formule, qui donne le sentiment que le ministre aurait été aussi indélicat que tant d’élus condamnés pour ce délit. C’est, me semble-t-il (je ne suis pas pénaliste), une application très extensive qui est faite du droit pénal, alors que celui-ci, tout juriste le sait, est d’interprétation stricte.
Cette procédure qui vise aujourd’hui le ministre de la Justice n’émeut pas grand monde. Peu de voix s’expriment, y compris chez les avocats. Et vous vous en étonnez.
Je ne m’explique pas ce silence, en effet. Enfin, si : les politiques ont désormais peur des juges. Ils sont tellement sur la défensive qu’ils craignent que le fait de prendre la défense d’un des leurs puisse apparaître comme du corporatisme. En se taisant, le gouvernement espère aussi, sans doute, que cette affaire sera instruite à bas bruit. Quant aux avocats, par qui les clients qu’ils défendent sont-ils jugés ? Les juges ! Un avocat qui prendrait isolément et publiquement parti contre la corporation judiciaire aurait sans doute beaucoup à perdre – du moins le pense-t-il. C’est la preuve que la corporation des avocats n’existe pas – ou plus –, car c’est elle qui devrait parler collectivement, face à ce scandale.
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La nomination d’Éric Dupond-Moretti a été perçue d’emblée par l’USM (majoritaire) comme une « déclaration de guerre ». Pensez-vous que la magistrature veut à tout prix savonner la planche de son ministre, et ce, depuis le premier jour ?
Effectivement, ce fut la guerre dès le départ. C’est très surprenant, car il me semble que les magistrats, même s’ils ne sont pas fonctionnaires, ne disposent pas d’un droit de veto sur le choix de leur ministre. Les juges qui pensent avoir leur mot à dire là-dessus devraient relire la Constitution ! On le voit bien, cette affaire du PNF n’est, pour les syndicats, que la poursuite par d’autres moyens d’un combat engagé dès le premier jour. Comme un petit os à ronger pour instrumentaliser le droit pénal.
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Les deux plus hauts magistrats du pays, M. Molins et Mme Arens, se sont vigoureusement indignés, dans une tribune parue dans Le Monde, du conflit d’intérêts dont se serait rendu coupable le ministre. Est-ce choquant, selon vous ?
Oui. Un haut magistrat a une obligation de réserve lorsqu’il s’exprime ès qualité. C’est nécessairement la contrepartie des hautes responsabilités qu’il exerce. Je ne comprends pas comment des magistrats si haut placés ont pu prendre parti contre leur ministre, a fortiori dans les médias. Je ne vois pas de précédent sous la Ve République. Du haut de la magistrature jusqu’à la base syndicale, tout le monde semble s’être ligué contre le garde des Sceaux ; un bloc s’est constitué pour dire : on ne veut pas d’Éric Dupond-Moretti comme ministre.
M. Molins porte la voix du ministère public devant la Cour de justice de la République. Compte tenu de sa prise de position, se trouve-t-il lui-même aujourd’hui dans une position de conflit d’intérêts ?
C’est évident que le jour où il devrait requérir contre le garde des Sceaux, il ne serait plus en position d’impartialité en raison de ses déclarations de 2020. De même, si l’on pousse le raisonnement des syndicats plaignants jusqu’au bout, il faudrait scruter le CV des membres (trois magistrats professionnels) de la commission d’instruction du CJR qui auront à se prononcer sur une éventuelle mise en examen du garde des Sceaux. Appartiennent-ils ou ont-ils appartenu à l’un des syndicats plaignants ?
On le voit, nous sommes face à une histoire de fou qui, à mes yeux, peut se transformer en une sorte de boomerang, pour les magistrats, si l’opinion devait se convaincre qu’une victime a pu être transformée en accusé.
Dans son allocution, lundi, lors de l’audience de rentrée solennelle de la Cour de cassation, le procureur général François Molins a fait valoir qu’attaquer la justice sapait la confiance de la société dans cette institution. N’est-ce pas ce que vous êtes en train de faire ?
D’abord, je me demande sur quoi se fonde cette appréciation générale d’une justice qui serait constamment brocardée et critiquée. Ensuite, en tant que citoyen, je considère que l’on a parfaitement le droit de critiquer la justice, surtout quand elle dérape. D’autant que dans cette affaire, ce n’est pas la justice, mais les méthodes de trois magistrats que je mets en cause. Ces formules rhétoriques donnent le sentiment d’une justice hors-sol ; il serait temps que cette noble institution reprenne contact avec la terre ferme. Ce sentiment d’entre-soi, c’est douteux et dangereux. De Gaulle, qui n’en voulait pas, a parlé de féodalité judiciaire. On s’en approche.
Sommes-nous entrés dans la République des juges ? Dans un billet récent, vous évoquez un « État dans l’État »…
Je n’aime pas trop cette formule, mais il est clair qu’on y serait si la procédure lancée devant la CJR devait conduire à la démission de M. Dupond-Moretti. Plus sobrement, je dirais que l’on est passé d’un extrême à l’autre ; d’une magistrature très soumise, beaucoup trop, voire lâche (voir à ce propos les dernières déclarations de M. Van Ruymbeke), à des juges qui se comportent en sauveurs de la République, pour paraphraser Jean-Pierre Royer (Histoire de la justice en France, PUF-Droit). C’est effectivement une noble ambition, mais ça s’arrête où ? Et qui gardera les gardiens ?
* Dernier ouvrage paru : La République injuriée : histoire des offenses au chef de l’État de la IIIe à la Ve République, PUF, 2019.